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La Blockchain : un secteur encore en phase d'exploration, mais très prometteur

Tech&droit - Blockchain
23/05/2017
La blockchain pourrait bouleverser le monde de la finance, de l'assurance, de l'énergie, de la santé, ou encore de l'économie dite collaborative et représente un formidable potentiel de croissance. Mais quelle est la maturité de ce secteur ? Quels sont les cas d’usage exploitables en production ? Éléments de réponse.
 
Un secteur en construction
Précisons-le d’emblée : il n’est pas encore possible de parler d’économie de la blockchain. Même la première application créée, la cryptomonnaie, n’est pas encore stable. Très peu de start-up blockchain dégagent aujourd’hui des bénéfices en France (à part peut-être, Ledger, Blockchain France, etc.). Comme le souligne Antoine Yeretzian, l’un des fondateurs de Blockchain France, « de façon générale, il n’y a pas une grosse maturité sur le business model, en tout cas aujourd’hui : quand on aura inventé le Google de la blockchain, ce sera différent, mais ce n'est pas le cas encore ». D’autant que pour certaines expérimentations en cours, l’intérêt du recours à cette technologie n’est pas encore démontré.
L’heure est donc encore à l’exploration. L’enjeu est plus, à l’heure actuelle, dans l’élaboration et la consolidation des protocoles. Plusieurs protocoles, avec des règles distinctes, sont en effet développés en parallèle (Bitcoin ou Ethereum, par exemple). Ensuite, les premières applications rentables se développeront et là, seulement, un écosystème propre à générer du chiffre d’affaires pourra se mettre en place.
Un exemple avec OpenBazaar, une market place fonctionnant sur le modèle pair-à-pair, qui permet la vente d’objets et de services en cryptomonnaie, sans restriction de contenu et sans rémunération de la plateforme. Ces développements ne génèrent pas de chiffre d’affaires mais l’objectif, à terme, est de mettre en place d’autres services (assurance, tiers de confiance, publicité, etc.), créateurs de valeur.
Attention, par ailleurs, à ne pas avoir une vision fausse de la blockchain. Elle permet, certes, de créer des infrastructures de plateformes sans intermédiaire. Mais elle n’a pas pour autant vocation à "ubériser uber". Ce que souligne Antoine Yeretzian : « le travail des plateformes actuelles n’est pas simplement d’être des tiers de confiance. Elles assurent également le service après-vente, déploient des actions pour acquérir des nouveaux utilisateurs. Ce que ne permet pas de faire cette technologie ».
 
Un facilitateur de preuves infalsifiables
Pour Gilles Cadignan, l’un des fondateurs de Woleet, « ce qui marche de façon sûre et exploitable, c’est un, le transfert de valeur et deux, la preuve ». Cette start-up a créé une interface qui masque la complexité du protocole, sur lequel reposent des applications. L’une de celles les plus avancées, c’est la certification de données. Cette jeune entreprise permet ainsi d’ancrer des volumes très importants de données. Comme l’explique Gilles Cadignan, « l’intérêt, c’est qu’on va utiliser la blockchain de bitcoin pour lier des données et prouver leur existence et la provenance à une date certaine ». Autrement dit, « l’idée, c’est d’utiliser la blockchain comme une sorte de notaire public global : une fois qu’une donnée est ancrée par la blockchain, tout le monde peut vérifier l’opération, sans intermédiaire ». C’est le cas d’usage basique. Cette plateforme n’est pas un tiers de confiance : « nous sommes un prestataire technique qui va recueillir les empreintes numériques des données et construire le lien cryptographique entre ces empreintes et les transactions ». Sur cette première couche de fonctionnalités, d’autres applications se superposent. Par exemple, Télécom Bretagne a recours à l’ancrage de données proposé par cette société pour ses diplômes : la version numérique des diplômes est enregistrée dans la blockchain : n’importe quel recruteur peut alors vérifier la réalité du diplôme. Autre cas d’usage, la preuve d’antériorité en matière de propriété intellectuelle qui permet également de protéger les travaux préliminaires de créateurs. « Quand vous avez une création, explique Gilles Cadignan, vous pouvez vous protéger simplement, et à moindres frais, avec la blockchain et vous pouvez la prouver internationalement, simplement ».
 
Les secteurs de développement de la blockchain
De manière générale, là où la blockchain se développe le plus vite, c’est dans les entreprises. « La blockchain est utilisée par les directions des systèmes d’information (DSI) pour tracer les échanges de façon décentralisée (chaînes d’approvisionnement, patrimoine mobilier ou immobilier, simplification de la gestion des transactions, gestion des données clients, occupation des locaux, etc.) », souligne Laure de La Raudière, députée Les Républicains. Cela permet aux entreprises de réaliser des gains de productivité.
Quatre secteurs, particulièrement, se sont lancés dans la recherche d’applications fondées sur la blockchain, avec une maturité qui va de l'établissement de proof of concept, à la réalisation de cas d'usage, jusqu'au lancement. Illustration, secteur par secteur.
La finance. C'est le domaine premier de développement de la blockchain. Un exemple avec BNP Smart angel. Ce développement permet l'enregistrement de titres de société non cotés sur la blockchain. Les sociétés qui lèvent des fonds sur Smart angel émettent des titres qui sont enregistrés automatiquement sur la blockchain. Smart angel fonctionne comme une market place, standardisée et sécurisée : les investisseurs peuvent revendre leurs actions ou en racheter, avec des e-certificats émis instantanément lors de chaque opération financière. Autre application promise rapidement à un très bel avenir, le crowdsale, autrement appelé Initial Coin Offering (ICO). De quoi s'agit-il ? De la création de nouveaux actifs financiers qui permettent aux entrepreneurs de la blockchain de lever des fonds beaucoup plus rapidement et ce, sans intermédiation. Ces actifs digitaux (appelés jetons ou tokens) sont pré-vendus, en échange de cryptomonnaie (bitcoin ou ether), puis, en cas de succès de l’opération, font l’objet de trading sur une place de marché. Pour Antoine Yeretzian, « c'est un nouvel outil extrêmement utile et l'un des outils puissants de la blockchain ». Cette application est interdite aux États-Unis, mais se développe en Suisse.
Deuxième secteur à s’être intéressé très tôt à la blockchain, l'assurance. Cette technologie va permettre l’automatisation de la souscription des polices, de la gestion des sinistres et de l’indemnisation (l’assurance retard d’avion, l’assurance antipollution, l’assurance décès, l’assurance automobile, seront en premier lieu concernées). Le consommateur, à terme, pourrait être remboursé sans même avoir à remplir de déclaration de sinistre, le tout grâce aux smart contracts, dont la mise en place se fait sans tiers de confiance. Certaines sociétés réfléchissent à des applications, plus novatrices encore, reposant sur des assurances pair-à-pair, c’est-à-dire des coopératives d’assurés qui se couvrent mutuellement.
Citons également les transports, automobiles et aériens. Cette technologie permet de tracer les pièces et d'identifier les véhicules. La blockchain est alors une infrastructure de dialogue entre les différents intervenants (fabrication, maintenance, etc.) et d'échange de valeurs sécurisé. Une illustration avec les voitures électriques. Grâce à cette technologie, des bornes de rechargement vont être déployées sur tout le territoire. Comme l’explique Antoine Yeretzian, « elle permettra de mettre en relation plusieurs marques de voitures, plus ou moins intelligentes, avec des bornes également, plus ou moins intelligentes, et plusieurs possesseurs de bornes (État, entreprises, particuliers) ». Avec deux grands axes : l'interopérabilité et la standardisation du système de facturation entre tous ces acteurs (v. par exemple, le partenariat entre RWE, société fournisseur d’électricité en Allemagne, et Slock.it). Ce sont ces types de cas d’usage, qui créent des infrastructures là où il n’en existe pas encore, qui seront déployés le plus rapidement.
Quatrième secteur en pointe dans la blockchain : l'énergie et le développement durable. La blockchain s’y déploie très vite. L'un des principaux champs de déploiement est la certification de l’origine des produits. L’objectif : redonner de la confiance au consommateur. Comme l'indique Antoine Yeretzian, « la traçabilité est native au protocole ». Prenons l'exemple de la start-up Provenance, qui a démontré pouvoir, avec un proof of concept, assurer une traçabilité du thon. Une blockchain enregistre, ainsi, chacune des étapes de la vie du thon, sous le contrôle d'une ONG. Un outil très efficace, donc, à l’ère de la transparence, pour tous les acteurs de la supply chain. Autre application, les smart grid. Toutes les grandes entreprises de l’énergie ont des expérimentations en cours. Les smart grid permettent de répondre à la question suivante : comment tracer l’énergie verte produite localement et relier producteurs et consommateurs d'énergie d’un même quartier, d’une même commune, le tout, en garantissant l’origine de la production ? La blockchain sera le support de ces échanges, via la mise en place d’un réseau local décentralisé de supervision des échanges d’énergie et une gestion fine des certificats de garantie d’origine.
 
Exemples concrets d'expérimentations blockchain
Le monde anglo-saxon (notamment en Australie) s'est également lancé dans l'exploitation de cette technologie. Avec une avance certaine dans un domaine : la santé. « En France, nous sommes très en retard dans ce secteur, alors même que les enjeux sont immenses » et que nous avons des entreprises en pointe dans ce secteur, souligne Antoine Yeretzian. La blockchain est pourtant un outil efficace pour améliorer la traçabilité des données médicales et faire dialoguer de manière plus efficiente cette myriade d'acteurs. L’idée est également de permettre au patient de reprendre la main sur ses données médicales. Pour le co-fondateur de Blockchain France, « cela pourrait lui permettre de redevenir propriétaire de ses données et de décider, par exemple, de les louer à l'industrie pharmaceutique qui les utiliserait pour mettre en place des études à grande échelle ». C’est notamment un service que propose Enigma, une société créée par le MIT Media Lab.
Parmi les technologies blockchain mises en production en France en 2017, on peut citer celle réalisée par la Banque de France. Il s'agit d'un registre partagé entre la Banque de France et cinq autres banques, pour des données non sensibles : le registre des identifiants créanciers SEPA (ICS). Cette infrastructure permet de faire dialoguer ces acteurs. Au-dessus de cette première couche, rien n’empêche de construire des applicatifs un peu plus sensibles (échanges de valeurs, audit, etc.). Le proof of concept a été terminé il y a six mois par Blockchain France et le Labo Blockchain et sera déployé dans les prochaines semaines.

Deux autres illustrations d’expérimentations concrètes, en matière d'autoconsommation d'énergie photovoltaïque, cette fois. À Brooklyn, par exemple, TransActive Grid a créé un réseau qui repose sur une blockchain, qui gère de manière décentralisée et sécurisée les flux d’énergie produits localement, de leur entrée à leur sortie du réseau, tout en conservant l'historique de l'énergie produite et des transactions qui en découlent. Ce modèle est également expérimenté à Lyon, dans le quartier Confluence, par Bouygues Immobilier, avec Microsoft, et deux start-up spécialistes de l'énergie et de la blockchain, Energisme et Stratumn. Citons, encore, dans un tout autre domaine, Bitland, qui crée un registre de propriété transparent et infalsifiable au Ghana (pays qui n’a pas de cadastre). Et, enfin, Everldger, qui, au départ, a développé une blockchain pour certifier l'origine des diamants (700 000 diamants enregistrés à ce jour) et qui, maintenant, se dirige vers le marché des œuvres d'art.

La blockchain offre aussi des applications surprenantes. Un État dans le monde est ainsi capable de gouverner hors sol. Lequel ? L'Estonie. La proximité du voisin russe à pousser cet État à ancrer toutes ses données gouvernementales sur la blockchain. En pratique, toutes les datas du gouvernement et des agences sont hashées et imprimées sur des journaux deux fois par jour. Objectif : vérifier l’intégrité de leurs données et chercher si des données n'ont pas été pas été hackées.
 
Les freins au développement de la blockchain
Le passage à l’échelle (scalabilité) de la blockchain est la première limite. Les infrastructures vont être plus lourdes, plus imposantes, et ne seront plus forcément adaptées à tous les usages. Il faut expérimenter à chaque fois les blockchains privées pour savoir si elles vont supporter la montée en charge des transactions. Autre exemple, cette fois, avec Bitcoin, une blockchain publique : une limite a été posée dès l’élaboration du protocole. Le nombre de transaction par seconde est, théoriquement, limité à sept. Mais pour faire évoluer ce plafond de verre, il faut un consensus, difficile à trouver en l’absence de gouvernance définie. Cette blockchain pourrait donc être saturée rapidement.
Autre frein identifié, la consommation énergétique. Pour en comprendre la raison, il faut s’arrêter sur le fonctionnement d’une transaction sur la blockchain. Cette opération nécessite, selon le protocole Bitcoin du proof of work (un algorithme de consensus), que de nombreuses personnes, appelées les mineurs, la certifient, opération lente, qui prend en moyenne dix minutes. Ce qui mobilise une très importante puissance de calcul et donc d’immenses fermes de serveurs, pour une grande part situés en Chine, très grandes consommatrices d’électricité. L’électricité est donc le prix d’entrée, le coût à payer par l’auteur de l’opération. Précisons que plusieurs pistes pour rendre ce protocole plus écologique sont à l’étude, comme la modification de l’algorithme de consensus (une autre blockchain, Ethereum, développe une autre solution pour contourner ce problème via le proof of stake), une modification du proof of work, ou encore, l’utilisation de l’énergie dégagée par les serveurs pour chauffer des éco-cités.

L’absence actuelle de régulation, qui donne peu de visibilité pour déployer certaines infrastructures ralentit également le développement de ce secteur. Beaucoup de questions se posent en effet. Prenons l’exemple du droit à l’oubli. La Cour de cassation vient de reconnaître qu’une adresse IP est une donnée personnelle (Cass. 1re civ., 3 nov. 2016, n° 15-22.595, publié au Bulletin). Il est donc probable que la même qualification soit appliquée à une clef publique, qui pourrait donc bénéficier du droit à l’oubli. Mais la blockchain ne permet pas, pour l’instant, d’effacer des transactions (même si les mineurs ne travaillent que sur les 10 000 derniers blocs). Là encore, une modification des protocoles sera peut-être nécessaire.

Quel rôle pour l'État ?
Pour Antoine Yeretzian, « La blockchain souffre de la complexité de son protocole, qui la rend peu accessible. Elle en est au même stade que le protocole TCP/IP, avant l'invention du World Wide Web». Un effort doit nécessairement être fait en matière de formation, pour que cette mutation technologique complexe soit davantage vécue comme un progrès, plutôt que comme une nouvelle contrainte. Et pour expliquer tout le potentiel de re-maîtrise (l’empowerment) que cette technologie offre : la réappropriation des données personnelles, le droit de vote, la limitation du nombre d'intermédiaires, etc. L’État a donc un rôle important à jouer.
Pour Laure de La Raudière, « il ne faut pas légiférer trop vite parce que l’on ne connaît pas tous les cas d’usage de la blockchain ». Pour autant, « du fait du flou juridique, certaines start-up, notamment dans le domaine financier, hésitent à développer leur business model parce qu’elles ne savent pas si cela ne va pas être jugé illégal pour l’Autorité des marchés financiers ». Ne pas intervenir trop en amont, donc, et laisser les entreprises innover, tout en auditant les ressources du droit positif. Ce qui est nécessaire, a minima, c’est un cadre qui permette les expérimentations : pour Laure de La Raudière, « souvent, il faut donner une base légale pour conforter les start-up dans le business model qu’elles souhaitent développer. Cela apporte une sécurité juridique aux entreprises qui vont offrir ce service ».
Pour l’instant, le seul texte à l’étude est l’ordonnance visant à réformer le droit applicable aux titres financiers afin de permettre la représentation et la transmission au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé (en anglais, distributed ledger technology, ou DLT) des titres financiers qui ne sont pas admis aux opérations d’un dépositaire central ni livrés dans un système de règlement et de livraison de certains instruments financiers. La consultation sur ce texte vient de s'achever (le terme était prévu le 19 mai 2017). Ensuite, le nouveau gouvernement aura jusqu’au 9 décembre prochain pour présenter le texte en conseil des ministres…
 
 
Source : Actualités du droit