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Le FacebookCoin face à la réglementation

Tech&droit - Blockchain
06/03/2019
Il s'agit de l’annonce majeure des dernières semaines dans le secteur des nouvelles technologies : à l’instar de Telegram, Facebook envisagerait de lancer sa propre cryptomonnaie dans les six mois à venir. Enjeux et perspectives de ce projet, avec William O'Rorke, avocat, Blockchainlegal.
Alors que le nombre d’utilisateurs de cryptoactifs tel que Bitcoin est estimé à quelques dizaines de millions, les services de Facebook - Messenger, WhatsApp et Instagram - en regroupent plus de 2,7 milliards. Autant dire que l’impact en termes d’adoption pourrait être radical, ne serait-ce qu’en mettant la majorité du monde connecté au contact d’un token, alors que le lancement est prévu dans seulement six mois.
 
Si les fuites relatives à ce projet restent à ce jour peu nombreuses, cette annonce pose d’ores et déjà de nombreuses questions juridiques.
 
Le FacebookCoin en détails : blockchain privée et panier de devise
Selon les informations disponibles, Facebook devrait s’orienter vers :
  • une architecture privée, c’est-à-dire sous contrôle, pour éviter à la fois les faiblesses actuelles des architectures ouvertes comme Bitcoin (transparence totale et lenteur) mais également prévenir les inévitables abus (blanchiment, usage criminel, etc.) ;
  • un token stable (« stablecoin ») au moyen d’un cours indexé à celui d’un panier de devises nationales (dollars, euros, yuan, etc.) pour faire fuir les spéculateurs et garantir la confiance des utilisateurs ;
  • l'achat ou la vente du token en monnaies ayant cours légal (€, $) ou contre d’autres cryptomonnaies via des plateformes d’échange spécialisées comme Coinbase ou Binance avec lesquelles des négociations auraient déjà commencé.
 
La crypto permet-elle à Facebook d’échapper à la régulation financière ?
À première vue, FacebookCoin pourrait être juridiquement structuré pour n’entrer dans le champ d’aucune régulation financière.
 
En effet, tandis que la rigidité du champ d’application de la réglementation financière européenne l’empêche de s’étendre aux nouveaux actifs que constituent les cryptomonnaies, la notion de security déterminant le champ de compétence du régulateur financier américain implique l’existence d’un contrat d’investissement, comme l’a mis en évidence le développement des initial coin offerings (ICOs) (SEC, July 25th, 2017, TheDAO ; SEC, February 20th, 2019, Gladius ICO). Or, le cours fixe du token permet d’exclure toute espérance de gain pour son utilisateur.
 
Cependant, le FacebookCoin pourrait, selon ses caractéristiques, correspondre à la notion régulée de monnaie électronique, définit comme « une valeur monétaire stockée sous une forme électronique (…) représentant une créance sur l'émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d'opérations de paiement (…) » (C. mon. et fin., art. L. 315-1). Ainsi, si Facebook garantit - directement ou indirectement - le cours du FacebookCoin par rapport à la valeur du panier de devises précité, il pourra être contraint de se soumettre à l’agrémentation préalable en tant qu’établissement de monnaie électronique.
 
Aux États-Unis, les débats juridiques sur la qualification des stablecoins sont de plus en plus nombreux, mais la plupart des juristes estiment qu’ils constituent une commodity soumise à la compétence de la CFTC. Par ailleurs, l’État du Texas envisage d’assimiler les stablecoins à des monnaies légales, assujettissant ainsi leurs émetteurs à une réglementation relativement lourde.
 
Sur le terrain de la lutte contre le blanchiment, la dernière directive européenne (Dir. UE n° 2018/843, 30 mai 2018, JOUE n° L 156/43, 19 juin 2018), en cours de transposition par le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, dit PACTE (TA AN, n° 1673, 2018-2019, art. 69 bis), prévoit l'assujettissement des « services de conservation pour le compte de tiers d’actifs numériques (le FacebookCoin par exemple) ou d’accès à des actifs numériques ». Concrètement, si Facebook propose à l’utilisateur de conserver ses FacebookCoins sur un service Facebook, pour des questions de facilité d’usage, la plateforme pourra être soumise aux obligations de lutte contre le blanchiment. Un cas de figure impliquant de lourdes contraintes en termes de compliance mais également une collecte de données personnelles extrêmement sensibles (papiers d’identité, données bancaires, etc.). À l’inverse, Facebook pourra décider de laisser les tokens sous le contrôle et la responsabilité des utilisateurs pour échapper à ces obligations.
 
La question de l’extraterritorialité du droit US
La notion d’extraterritorialité désigne l’application du droit américain à des personnes physiques ou morales agissant au-delà de ses frontières mais impliquant des « US personnes » ou utilisant le dollar. C’est sur ce fondement que de grandes entreprises européennes, comme Airbus ou BNP Paribas, sont parfois poursuivies pour des activités avec des pays sous embargo américain.
 
Il est évident que Facebook se soumettra à la régulation américaine en matière de sanctions, quand bien même la majorité des transactions seraient localisées à l’étranger. Toutefois, le choix d'adosser la FacebookCoin à un panier de 5 devises (yuan, dollars, euros, livres, etc.) illustre une volonté d'indépendance du service numérique à l’égard des États-Unis de Donald Trump et représente un signal fort pour ses très nombreux utilisateurs non occidentaux (1,5 milliards).
 
La responsabilité de Facebook, contrepartie du choix d’une architecture privée
Le choix éventuel d’une architecture privée implique un contrôle direct ou indirect de Facebook sur le fonctionnement du service. En ce sens, le réseau social pourrait être tenu responsable en cas de dommages subis par les utilisateurs. Plus précisément, il pourrait être soumis au droit de la consommation, même si le service est fourni gratuitement (CA Paris, 12 févr. 2016, n° 15/08624, « l’origine du monde »).
 
Le service devra informer ses clients sur ses caractéristiques et les risques associés au titre de l’obligation précontractuelle d’information. Sur ce point, Facebook pourrait s’inspirer de la jurisprudence sur les fraudes à la carte bancaire où le consommateur est responsable en cas de négligence. Les banques supportent, en France, une obligation légale de rembourser leurs clients en cas de fraude, sauf si ce dernier a fait preuve d’une négligence grave (v. par exemple, Cass. com., 28 mars 2018, n° 16-20.018).
 
Quelles leçons en tirer ?
Avant même que le projet soit annoncé, trois leçons peuvent être tirées :

1. ce projet représente un risque d’ubérisation massive du secteur des paiements en raison du caractère technique mais également juridiquement innovant des cryptoactifs : contrairement aux prestataires actuels, Facebook serait beaucoup moins dépendant du secteur bancaire ou d’une monnaie nationale ;
2. la désintermédiation totale promise par les cryptoactifs originels, à commencer par Bitcoin, s’éloigne avec l’entrée en jeu des grands acteurs numériques ; néanmoins, Bitcoin reste une valeur numérique indépendante et une assurance hors du contrôle des grands acteurs étatiques ou économiques ;
 3. en cas de succès mondial, Facebook pourrait s’appuyer sur ses réserves de cash pour se muer en une forme de banque centrale privée et rejoindre - qui sait ? - rejoindre le cercle élitiste des grandes devises internationales. Facebook deviendrait ainsi la première organisation infra-étatique à s’attribuer l’un des éléments majeurs de la souveraineté.

 
Pour aller plus loin :
- Facebook and Telegram are hoping to succeed where Bitcoin failed, Deb. 28, 2019, N. Popper and M. Isaac, New York Times ;
What’s the value of a Facebook cryptocoin ?, Feb. 3, 2019, G. Barber, Wired.com ;
La cryptomonnaie de Facebook devrait sortir à l’été 2019, 28 fév. 2019, G. Raymond, Capital.fr ;
Facebook’s cryptocoin : a disguised Paypal on a blockchain ?, March 1, 2019, J. Kirk, Bankinfosecurity.com 

 
 
Source : Actualités du droit